iMPROKUP!

L'improvisation comme squattage et vie en commun.


29 - 31 /07/2011 INTRUSION DANS UN ESPACE, À L'INTÉRIEUR D'UN TEMPS.

(Point de rencontre: 13.00, Puerta Hotel Arrate, Ego gain, 5, 20600 Eibar, Gipuzkoa)



Un groupe varié de personnes proposent une rencontre et fixent un espace et un temps. Is se rencontrent. Chacun amène ce qu'il croit nécessaire. L'ouverture qui tend vers l'action prend de l'ampleur. Ils se parlent et négocient. Ils discutent. Ils doivent gérer ce temps partagé vers la recherche de la liberté. Avec précarité, ils choisissent un endroit qu'ils s'approprient. Quel est le potentiel de cette rencontre, de ce temps vécu en commun? Ils doivent prendre des décisions afin de créer un espace collectif, ce qui ne va pas sans désaccords. En plus d'un espace physique qu'ils doivent essayer de trouver (ce qui n'est pas guaranti), ils doivent tout d'abord échaffauder les bases d'un espace social. Plusieurs problèmes découlent directement de cette situation. Combien de temps pourront-ils endurer l'épreuve? Qu'arriveront-ils à faire? Quelle proportion du potentiel d'action réside dans leur capacité de se rencontrer et de gérer l'incertitude? Que resterait-il s'ils ne faisaient rien d'autre que subir une situation inhabituelle? Combien de différentes situations se dissimulent dans la situation globale? Quel élément produira le bon niveau d'intensité?


Des plantes croissent dans des toits plats innondés

abandonnés

limites

bordures

strates

La rencontre a lieu. Les jours et les heures qui précèdent sont troublants. Nous ne savons pas si nous serons seulement deux ou si quelqu'un d'autre se présentera. À partir du moment où la décision est prise, quoiqu'il arrive, au moins nous serons deux. Nous avons donc le réconfort de savoir que «quelque chose» se produira. Ce moment d'engagement est vital pour nous et nous donne du courage. Nous avons reçu des mails de gens intéressés qui ne confirment pas. Ça ne dérange pas. À partir de notre engagement initial, nous savons que «quelque chose» se produira. Il y en a qui téléphonent pour obtenir des indications pour se rendre au point de rencontre, fixé il y a seulement trois jours. Nous connaissons un endroit où nous pourrons entrer sans trop d'ennuis. Le sentiment d'incertitude est grand et cette tension nous encourage. Le jour vient, l'heure, et finalement nous avons rassemblé cinq personnes. C'est bien assez. Tout est enregistré.



Une nuée d'enfants torse nu et mains sales

Comme dans l'interzone de William S. Burroughs.

ils arrachent les restes de viscères industrielles

pour construire des cabanes aux proportions 2:1


Nous nous approchons de l'usine mais quelqu'un a fermé la fenêtre par laquelle nous avions planifié entrer. Nous nous dispersons et tentons plutôt d'entrer par un étage inférieur en escaladant à reculons (le point d'accès original était dans le toit et accessible par le chemin). Après avoir lutté avec le terrain (ronces, clous, hauteur), nous arrivons à entrer mais ce n'est pas facile car nous sommes espionnés par les maisons environnantes et par ailleurs, l'accès n'est pas donné à tous. Il faut être agile. Nous rejoignons à nouveau le groupe et discutons de la démarche à suivre. Nous décidons de passer l'après-midi dans un endroit isolé où nous pourrons réfléchir et considérer nos options. Nous trouvons un endroit retiré sous l'autoroute A-8 (Bilbao-Donosti), nous mangeons quelque chose, et pendant tout ce temps nous affrontons l'incertitude à savoir si oui ou non nous arriverons finalement à entrer à l'intérieur de l'édifice avant la noirceur. Nous commençons à penser qu'il nous faudra peut-être passer la nuit au grand air. Au cours de la soirée, nous déposons un des cinq à la station d'autobus. Il doit retourner chez lui et ne peut pas dormir avec nous. En route, nous achetons une corde pour faciliter une escalade très inclinée et de la nourriture. Nous revenons à l'usine.

Architecture vive, immanente et méprisable

qui n'apparaît dans aucun catalogue vert Technocasa

pas d'hypothèque, de cadastre ni de merde

un endroit pour conspirer et lire des bds.

ou bien simplement un endroit où aller

comme quand on faisait l'école buisonnière

nous avons volé des paquets de cigarettes Ducados des ouvriers

et trouvé des magazines porno pleins de taches de sperme

nous avons aussi utilisé l'usine pour entreposer nos bombes

nous avons graffé et invoqué des sortilèges à même les murs

pour marquer et cartographier l'invisible non-cartographiable

et laisser des signes que d'autres pourront déchiffrer

influençant ainsi des gestes futurs.



Pendant que nous préparons la corde, près de l'entrée, nous apercevons au loin des enfants dans un autre usine sur les toits plats qui graffent. Nous décidons alors d'y aller puisque nous devrions pouvoir suivre leur exemple. Lorsque nous arrivons à la porte, il commence à faire noir et les enfants sortent par une grande porte métallique surelevée, accessible par un escalier vissé au mur. Nous leur posons des questions au sujet de l'usine et ils nous avisent que l'accès est facile et qu'ils y vont souvent. Rapidement, nous entrons et fermons la porte. L'état des lieux est déplorable, plein de débris, de vitre brisées, de cailloux... Toutes les fenêtres sont brisées et il y a un courant d'air permanent. Nous explorons un peu et la première chose qui nous inquiète, c'est la salubrité. L'air est dense malgré la ventilation et l'atmosphère est étouffant. Nous montons les escaliers jusqu'au quatrième étage et de là jusqu'à une cabine qui loge dans son toit plat le moteur de l'ascenseur et donne accès au toit. Il y a une porte qui laisse entrer l'air et le dernier palier n'est pas aussi sale que le reste de l'endroit. Nous décidons de nous y poser pour la première nuit. Nous retournons au magazin prendre des balais et des chandelles. En chemin, nous ramassons une autre personne qui nous a contacté pour se joindre au groupe et passer la nuit. Nous faisons ensuite notre mieux pour nettoyer le palier qui mesure environ cinq mètres carrés. Nous laissons la porte ouverte pour faire bouger l'air. Une fois l'espace organisé et nettoyé, nous préparons un dîner froid.


Nous buvons un peu d'alcool ce qui nous rend plus confortables et détendus. Le vin et la conversation nous transportent vers un autre état, comme de la musique. Des autos traversent la A-8 à rythme constant car il y a moins de postes de contrôle policier à cet endroit. L'architecture moderniste pendant l'Espagne franquiste est très particulière puisque Franco n'adhérait qu'à l'aspect pratique et fonctionnel de cette architecture en faisant fi de l'idéologie progressiste de la modernité. La structure solide de l'usine nous rappelle ce type d'architecture moderniste mais aussi l'époque industrialiste glorieuse qu'a connu le Pays basque à certains moments de son histoire. Eibar est un endroit particulier à cet égard. Reconnu depuis C16 pour la fabrication d'armements, Eibar, malgré sa petite taille, a été une ville importante pour le développement de l'identité culturelle et économique du Pays basque. Par moments, elle a même surpassé Donostia-San Sebastián. Issue de cet période d'essor industriel, Eibar possède une architecture spécifique qui combine parfois habitations et ateliers au sein du même édifice.


Il y a déjà un moment depuis que la globalisation s'est occupée de déplacer ce type de production industrielle vers d'autres contrées de par le monde où le standard de vie est moins élevé et où la main d'oeuvre est moins chère, produisant de plus grands profits pour les investisseurs capitalistes. Pendant quelques années, au Pays basque, il a semblé que l'industrie culturelle allait remplacer l'industrie tout court et devenir un vrai moteur économique. Dans la présente période de crise, il semblerait que la culture ne produit pas assez de valeur et donc les institutions qui la promouvoit sont écartés. Nous somme en 2011 et les institutions culturelles écopent d'importantes coupures et ce, partout au monde et surtout en Angleterre et au Pays-Bas. Mais nous avons aussi nos propres exemples comme le centre culturel Montehermoso à Vitoria dont le budget annuel a été complètement liquidé. Et ce n'est pas seulement les grandes institutions qui souffrent. Cette semaine la Kukutza gaztetxe dans le comté de Rekalde à Bilbao (un autre centre de la production industrielle qui est devenue le plus grand centre de squattage social et culturel au monde) a été vidé et démoli. L'intérêt de qui le maire de Bilbao Iñaki Azkuna croit-il servir? Évidemment, il s'agit d'une question rhétorique. Nous traversons une période difficile.


C'est clair. Il nous faut chercher et créer nos propres infrastructures, peu importe leur caractère précaire. De nombreuses choses sont possibles si nous y mettons de l'effort. Nous dépensons le moins d'argent possible. Nous n'avons pas besoin beaucoup d'aide : l'internet pour promouvoir la rencontre et, une fois sur les lieux, nous-mêmes. Nos corps. Il n'y a pas d'électricité mais nous n'en avons pas besoin. Les piles de nos téléphones portables s'épuisent. Notre capacité d'écoute s'intensifie. Nous parlons doucement. Peu à peu nous nous approprions l'endroit : notre estrade, notre local, notre chambre à coucher. Un moment à partager.


Nous traversons le toit l'un à la suite de l'autre

le muret de ciment mène vers

un tour de haut voltage, nourriture pour les marchands de feraille gitans

la pancarte d'avertissement délavée s'accroche toujours

au treillis métallique.

Plus tard, j'utiliserai cet espace

pour me vider les intestins.


La première impression en me réveillant est l'image

d'un ancien meuble recouvert d'épaisses couches de poussière et de nids d'insectes

le néant et le temps ont tout recouvert de magie haineuse

je devais quitter cet endroit, trouver une fontaine et me laver

me sentir à nouveau humain et transparent


Il fait déjà complètement noir. Nous montons au toit. Il est innondé et plein de végétation. Il y a néanmoins des arrêtes en béton sur lesquelles nous pouvons marche l'un à la suite de l'autre. Nous nous tenons là et contemplons la ville d'Eibar au loin et, plus près, par-dessus nos têtes, l'autoroute Bilbao-Donosti et son rythme de trafic constant comme un bruit de fond. Nous nous endormons. Nous passons la première nuit, la plus intense des deux. Il y a alternance de bruits et d'un silence très brutal. Deux chauves-souris entrent et n'arrivent plus à sortir et survolent nos têtes pendant la majorité de la nuit, comme dans la gravure de Goya. Parfois nous nous réveillons avec le bruit du vent qui déplace des objets dans l'usine. Parfois notre sommeil est plus lourd. Tout au long, nous avons le présentiment que quiconque peut s'aventurer dans l'usine comme nous. Nous nous imaginons une rencontre potentielle avec un étranger dans cette même pièce à ce même moment. Quel type de relation s'établirait? Qui aurait la plus grande peur? Qui se sentirait plus vulnérable?


Tout est enregistré. S'agit-il de la documentation d'un concert? Un field recording? Un ami me parle de l'hantologie de Derrida : quelque chose qui à la fois existe et n'existe pas et qui nous hante comme le spectre communiste de Marx qui émerge de l'Europe du XIXe siècle. C'est comme si le passé se repliait dans le présent, et que l'Histoire disparaissait. Le fin de l'Histoire. Il y en a qui font des field recordings dans des endroits abandonnés dans le but de représenter cette hantologie par des moyens sonores. L'un de nous frappe avec son pied par accident une bouteille de cinq litres d'eau qui tombe quatre étages plus bas. Le son résonne dans tout l'édifice. Nous nous réveillons d'un bond en disant : Il y a quelqu'un!


Nous ne croyons pas aux fantômes et il ne ne s'agit pas d'un enregistrement anonyme. Nous sommes là, présents. Parfois nous avons conscience de l'enregistrement, parfois nous oublions. Des heures et des heures de durée sonore se transforment en noise. Un aspect intéressant de ces conversations est le fait que, d'une part, ils peuvent être compris comme n'importe quelle forme d'improvisation : une personne produit un son et une autre personne répond. D'autre part, il s'agit d'une documentation concernant quelques intérêts spécifiques relatifs à un moment très précis et concret et dont le message qui en émerge, de plus en plus criant, est le suivant : À mort le néo-libéralisme!


En utilisant ces conversations comme matériel d'improvisation, nous rendons la fétichisation du matériel sonore difficile puisque le processus de conceptualisation stimulé par le langage court-circuite notre capacité à appréhender les sons comme pures matières sonores abstraites. À moins que l'on ne comprenne pas du tout la langue, il est impossible de séparer la signification des mots de leurs attributs sonores. Il devient alors nécessaire de réfléchir au-delà du données purement esthétiques du son. Les sons, tout particulièrement ici, ne peuvent être isolés de leur contexte. Nous habitons à une époque où le langage et la pensée sont devenus des outils de travail qui mènent à la création de la valeur. En enregistrant nos conversations, nous pouvons plus tard disséqué le langage ce qui nous permet de réfléchir à notre libre-arbitre en général et aussi à l'intérieur du contexte présent. Le spectre du communisme se fait de plus en plus sentir et il y en a parmi nous qui rêvent de plus en plus à le propager. Sur le sol, il y a les archives des papiers d'assurance de tous les travailleurs. Celles-ci contiennent de petites radiographies de leurs poumons. Combien de travailleurs ont peut-être souffert des conséquences de leur travail dans cette usine pendant de nombreuses années?



La deuxième impression émerge

de ces filaments de néant

l'abjection avait quitté nos esprits

une quelconque beauté cachée et une chauve-sourist

nous nous étions vraisemblablement transformés

en morceaux d'immobilier.


Le matin suivant, il y en a parmi nous qui ont la peau irritée. La salubrité nous inquiète toujours. Nous parlons avec hystérie de poux et de la galle. Très tôt le matin, nous entendons des sons provenant de l'intérieur de l'usine. Quelqu'un est entré et heurte des objets violemment. Nous nous rendons ainsi compte que l'usine a ses propres habitants et une existence sociale, un quotidien : marchands de feraille qui ramassent la feraille, enfants du quartier entrant chercher des matériaux pour se construire un abris, graffeurs, etc. Quelle relation ces différentes personnes entretiennent-elles? De quelle nature est leur interaction dans un espace comme celui-ci? La force et l'intensité des sons est très présente à tout moment, autant sinon plus que dans un concert on assiste religieusement. À la seule différence peut-être qu'ici, les sons ne se contentent pas de juste sonner. Ils ont l'avantage aussi de pointer du doigt, d'informer, d'apeurer et de soulager... car ils se permettent de faire des choses qui ne leur est pas permis de faire. Tout d'un coup, nous nous sommes transformés en de nouveaux habitants de cet espace étrange et marginal où chaque expérience est amplifiée. Nous poursuivons l'écoute.


À maints égards, ce concert ou cette situation est post-industrielle. Encore des sons. Une dé-hiérarchisation radicale. Si nous nous intéressons aux bruits, pourquoi accordons-nous plus de valeur à un son plutôt qu'un autre? La sincérité et la sphère privée sont nos instruments au même titre que notre processus de réflexion. Les raves (free parties) et le RRV (rock radical basque) sont des références évidentes. En même temps, il y a d'énormes différences. Même s'il s'agit d'un espace squatté pour une durée limitée, ici il n'y a pas de division ou de distance entre la musique et la vie en commun : notre champ entier d'activités produit des sons et nous amène à réfléchir à ces derniers, certains plus que d'autres. Nous parlons et bougeons dans une écoute constante. Il arrive parfois que nous soyons davantage conscients de la valeur esthétique de chaque son. Cependant, à d'autres moments, nous écoutons de manière purement pragmatique, sans souci esthétique. À mesure que la vie s'écoule et que nous prenons conscience de certains besoins, le processus d'écoute cesse de nous satisfaire pour des durées de temps illimitées (lorsque nous avons faim par exemple). Les corps deviennent de plus en plus sales. Ma mère qui s'inquiète me demande : comment avez-vous fait pour aller à la toilette? Très simplement. Tu t'accroupis et tu laisses la Nature faire son boulot. L'appareil d'enregistrement numérique capture le son de la projection de l'excrément par le sphincter anal, lequel excrément repose maintenant sur le sol de l'usine. Tout le monde s'en fout. C'est ordinaire. Un son comme un autre, un son de merde, un bruit qui émerge de mon corps. Je n'ai pas besoin d'instruments. Je me sens mal d'enregistrer ça. N'est-ce pas trop intime? Trop vulgaire? Trop évident? Je me rappelle Spinoza : Qu'est-ce que peut un corps? Je me rappelle aussi G.G. Allin. La vie comme improvisation. L'enregistreuse qui capture la vie qui passe. Y a-t-il un problème ou une contradiction à esthétiser cette co-existence, à proposer la chose comme un concert improvisé ou comme un enregistrement qui sera rendu public éventuellement? Peut-être, mais au moins cela nous permet de reconsidérer les possibilités latentes de la pratique improvisationnelle au-delà des conventions établies, que ce soit la nécessité d'avoir des instruments ou du contexte typique d'un concert (avec le financement et le public requis). Ici, il n'y a pas de différence entre le performeur et le spectateur.


Nous parlons de l'art conceptuel.


Je me souviens du commentaire de quelqu'un disant qu'il serait plus intéressant si l'artiste transmettait son oeuvre directement à travers un concept que tout le monde pourrait comprendre à tout moment sans support matériel. L'abstraction de la forme pourrait s'avérer difficile à comprendre par des personnes qui n'auraient aucune habitude ou connaissance reliée à ce type de pratique (musicale ou artistique). L'idée prendra-t-elle le dessus sur sa réalisation? Il ne s'agirait plus alors d'art conceptuel. Quelqu'un exprimerait directement ses idées et ses intentions sans ressentir le besoin de les reproduire sous forme matérielle (Laurence Weiner n'aurait pas à produire de textes typographiques, seulement à les décrire par des concepts). Mais nous avons des corps. Selon la manière propre à chacun de faire l'expérience d'un concept, cela amène une variété d'impressions et de réflexions. L'acte de lire à la maison (dans la sphère privée, entouré de sécurité et de confort, les mots décrivant un concept, au sein d'une institution où la plupart des spectateurs ont un niveau respectable d'éducation et de pouvoir d'achat et où les risques et dangers ne sont pas à portée de main) est très différent de lire, par exemple, dans cette étrange situation à la lumière d'une chandelle dans un édifice à moitié démoli en compagnie de chauve-souris. On est plus susceptible, le corps plus fragile, plus vulnérable. Nous avons tous besoin l'un de l'autre. Le respect et la cordialité nous entraîne à endurer les conditions difficiles. Nous vivons un moment privilégié et ne savons pas encore ce que l'avenir nous réserve. Dans une telle situation, le concept lui-même peut être interprété de manières très variées. Nous sommes invisibles. Comme il a été dit précédemment, la perception est amplifiée ; chaque détail revêt une importance plus grande, pour le meilleur ou pour le pire. Parfois nous avons peur et d'autres fois nous ressentons une forme de libération. À tout moment la transgression totale était possible : une gigantesque orgie où nous explorons nos corps de diverses manières dont nous n'avons jamais fait l'exercice. Tout était possible en l'absence de regard extérieur. Un secret possible entre nous. Qui sait? Si nous étions des amateurs de Black Métal et des disciples de la Bête Satan, nous aurions pu torturer une victime innocente, même l'un d'entre nous. Hélas, non, nous n'avons pas baisé. Ici, nous échangeons de manière informelle mais avec respect et affection.


D'étranges cheminées, des tubes inexplicables,

leur fonction nous échappe et n'existe d'ailleurs plus

le monde de l'imaginaire envahit une chair nouvelle

comme un espace architectural qui émergerait de l'esprit de Borges

sans médiations, direct, réel,

avec l'intensité des sens en expansion.


Le matin une nouvelle personne arrive et nous buvons du café en parlant continuellement. Elle dit ne pas comprendre ce qu'est l'honnêteté. On peut être très sincère sans jamais faire beaucoup d'effort pour déconstruire les mécanismes idéologiques qui reproduisent les structures du pouvoir, celles qui perpétuent le status quo. Le même geste peut être vécu par une personne comme l'expression d'un liberté et par une autre comme un acte d'oppression. Si tu n'as pas vécu cette oppression dans ton propre corps, tu ne peux pas en comprendre le sens. Tu ne prends pas conscience du pouvoir qui s'exécute par l'entremise de certains gestes, paroles, mouvements, actes, etc. Tu ne comprends pas conscience de ta situation privilégiée. Cette spontanéité, en tant qu'elle est un moyen d'exprimer un privilège qui n'a pas été suffisamment analysé, devient une relation de pouvoir. En discutant de tout cela, nous prenons conscience des problèmes qui existent eu égard à la supposée liberté de l'improvisation et du noise. Nous sommes d'accord pour dire qu'il n'y a d'habitude pas beaucoup de réflexion à ce sujet. Qui peut se permettre de faire du noise? Qui peut se permettre d'exprimer sa liberté? Ceux qui vivent dans des conditions relativement privilégiées. Une féministe très célèbre explique comment le geste de prendre la parole en public (l'altérité devenant par le fait même absente) est un geste «masculin» alors que l'acte de se parler entre nous, de se comprendre et d'apprécier nos corps est un geste «féminin». Dans le premier cas, ça me fait penser à un musicien qui joue de l'ordinateur sur une estrade et qui donne l'impression d'ignorer ce qui se passe autour de lui. Historiquement, c'est l'homme qui avait le droit de s'exprimer au sein de la sphère publique. La femme, quant à elle, le faisait dans la sphère privée. L'homme pouvait se retirer, être seul, méditer, contempler et réfléchir, alors que la femme était responsable de la reproduction, ou, comme le dit si bien Leopoldina Fortunati : produisant la main d'oeuvre du futur.


Le processus d'ouverture dans notre démarche est déterminé par les conditions matérielles et les contraintes temporelles que nous avons établies. À l'intérieur de ces limites, nous essayons de négocier une forme radicale d'égalité, non seulement au niveau auditif, mais en terme aussi de nos relations. Tout est au même niveau : le sons des autos, de la vitre qui se brise, le son du violon, de nos paroles ainsi que notre relation à l'espace. Il y en a qui affubleront notre démarche de l'étiquette «esthétique relationnelle», une démarche dans laquelle les relations sociales et leur contexte deviennent les matériaux même de la production artistique. De nombreux facteurs nous écartent de l'emploi de cette idée :


  1. L'absence d'auteur.

  1. Nous nous intéressons au bruit : ce qui n'a pas a priori de valeur esthétique, qui peut sembler insignifiant au regard des autres, qui n'est pas bienvenu. Notre appréciation du phénomène ne dépend pas de la créativité et de ses déclinaisons.

  2. La participation ici n'est pas un élément d'échange mais un besoin réel de co-existence. Une fois entrés dans l'édifice, nous sommes tous dans la même relation face à cette situation particulière, par contraste avec un événement qui aurait lieu dans une institution où l'on pourrait déjà être positionné ou dans un gaztetxe où il y a des habitués des lieux qui ont déjà établi un certain nombre d'habitudes et de façons d'entrer en relation avec l'espace.


Au cours de l'après-midi, la personne qui était arrivée ce matin-là est repartie ainsi que celle qui était venue pour dormir. Mais il y en a quatre autres de Bilbao qui s'amènent. Lorsqu'ils arrivent, nous démarrons un concert ; nous nous rencontrons à un point précis de l'usine et nous «commençons». Nous nous rencontrons deux heures plus tard au même endroit. Nous marchons librement à travers l'usine qui est énorme et pleine de recoins. Nous brisons des choses, nous frappons, piétinons, déchirons, crions et à la fin nous nous rassemblons à nouveau. Le sentiment d'intensité que l'on ressens habituellement lors d'un concert est absent. Ce n'est pas que l'expérience n'aie aucun intérêt, au contraire, mais en contraste avec l'intensité totale de l'expérience de squatter en groupe dans l'usine, ce moment de musique passe au second plan. Lorsque le concert à l'intérieur d'un concert se termine, cinq autres personnes arrivent qui nous ont repéré par internet. Nous aménageons un espace avec des bancs pour s'asseoir et nous conversons. Ce sont des architectes donc c'est une bonne occasion de soulever certaines problématiques, questions, et intérêts qui nous concernent. En particulier, nous nous intéressons aux problèmes reliés à l'habitation d'un espace abandonné. Nous parlons d'architecture industrielle, de la réutilisation des espaces et comment cela nous affecte et quelles sont les conditions minimales nécessaires à la survie dans un espace semblable. Il commence à faire noir et nous décidons de les accompagner prendre une bouchée dans un bar du coin.


Sons d'insectes, exubérance

Un bruit de fond continu émergeant de l'autoroute aérien, patriarche de fer du paysage

par-dessus la ville d'Eibar

comme dans Blade Runner ou un roman de Ballard

de l'autre côté un baserri

semble poser un défi, impressionnant

déjà uni à la montagne

sa matière distinguée prennant la forme

des pierres découpées que l'on n'aperçoit plus

et qui enfonce ses racines dans l'écoulement tectonique

les vaches broutent et performent des mélodies involontaires

d'algorythmes sophistiqués qui permutent leur vagabondage

au rythme des variations magnétiques

de ces entrailles mêmes


Au bar nous poursuivons notre conversation tout en mangeant des oeufs avec du chorizo, lesquels goûtent mieux que jamais. Nous buvons aussi. Le bar s'apprête à fermer donc nous demandons au serveur de nous donner une liqueur fortement alcoolisée à ramener avec nous. Il nous offre une bouteille d'orujo fait maison. Comme nous allons le constater sous peu, c'est un alcool fort, très fort. Lorsque nous revenons, il fait complètement noir et nous sommes saoûl. Le premier jour il commençait juste à faire noir quand nous sommes entrés dans l'édifice, mais cette fois-ci c'est différent puisque nous revenons du bar quand il fait déjà noir. Nous nous retrouvons donc dans une nouvelle situation puisque le point d'accès et l'intérieur de l'édifice sont plongés dans l'obscurité, comme dans un film d'horreur. Dans la noirceur, nous traversons l'étendue qui sépare de l'espace désigné. Le son des pas et des voix est beaucoup plus intense qu'auparavant. La soirée passée dans l'attente du sommeil est intéressante et de plus en plus de questions émergent à mesure que nous prolongeons notre existence dans ces lieux. L'espace nourrit nos paroles. Nous discutons de nombreux sujets tels que «l'individuel et le collectif», les classes sociales, la différence des sexes (encore), les logiciels gratuits, 15-M et les transformations sociales etc. Pendant que nous buvons, nous nous détendons et racontons des choses privées, très privées. À la fin nous nous endormons, beaucoup plus profondément cette fois-ci que la première nuit.


C'est comme si l'espace nous appartenait beaucoup plus maintenant. Comme un des architectes qui était là cet après-midi nous disait : «si tu ne peux pas adapter l'espace à toi, adapte-toi à l'espace ». Et cette adaptation réside à un niveau primaire et matériel qui nous avons déjà établi (le nettoyage, l'entretient et l'organisation des lieux, etc.) mais au cours de cette seconde nuit nous sentons que nous avons cessé de nous inquiéter psychologiquement de choses comme la poussière, les bruits etc. C'est comme si nous nous étions approprié l'espace en le comprenant et le contrôlant par la psychologie. Nous nous endormons presque aussitôt. Le matin suivant nous commençons à sentir la fatigue mais aussi le résultat de l'adaptation. Nous déjeunons ensemble en bavardant. Rendu à ce point, la discussion peut se fragmenter tout en préservant une continuité.


Nous commençons à créer un langage commun. Quelque chose se produit pendant que nous écrivont collectivement ce texte. Le temps s'écoule, lentement au début, mais avec l'habitude, de plus en plus vite. Jusqu'à ce que nous arrivons au point où la merde nous irrite. À mesure que l'espace nous devient plus familier, il revêt un caractère de plus en plus claustrophobique. La matinée s'écoule, et lorsque personne ne se pointe, nous décidons d'aller vers les rochers, à Itziar, et de se baigner dans l'océan. Le contraste est brutal, d'un seul coup, entre l'atmosphère sale et industrielle dans laquelle nous avons habité et cet environnement naturel. Nous descendons à travers un amas de buissons en respirant l'air propre et sain. Nous mangeons un sandwich sur la plage et nous baignons. C'est comme une récompense, comme de renaître, ou plutôt, comme de renaître à nos corps. L'eau est si salée mais nous nous sentons plus propre que jamais. Nous discutons brièvement de nos impressions concernant ces trois jours passés ensemble : les problèmes, les possibilités futures... Le sentiment d'unité est fort, comme la complicité entre certains musiciens après une improvisation, mais au centuple. Le scénario a changé mais nous sentons que nous ramenons avec nous une force spéciale, une puissance qui peut nous amener à de nombreux endroits nouveaux que nous n'avions pas anticipés. Nous nous disons aurevoir et nous séparons. Il n'y a pas d'applaudissements.


On nous a toujours dit de ne pas inonder les toits

Mais si nous l'avions fait, nous les remplirions de poissons

pour que le néant ne puisse pas grandir et des buissons émerger de la boue

Et la nuit, tout se transforme en «zone» comme dans Tarkovski

ce n'est qu'à Eibar qu'ils inondent les toits.

La matière isolante sauve les lacs de pétrole et les guerres en Libye.

Les gitans nous ont aussi dit qu'ils étaient les seuls à posséder les clefs

et ont fait des feu de camps en se servant comme carburant des centaines de radiographies

des poumons des vieux travailleurs qui avaient mêmes des médecins

des bilans de santé réguliers, ils sont tous morts de causes naturelles à l'âge de 66 ans

évitant des dépense à l'État, maintenant nous sommes des artistes et nous allons nous servir de

leur radiographies comme pochettes pour le disque Improkup! 40 heures dans la zone

un big brother ’avec zombies et l'odeur du café et des lulas.



Un groupe de personnes, septembre 2011